le barbelé et la propriété privé

Léger, fiable, résistant, adaptable, efficace, peu cher, le barbelé connaît une expansion foudroyante lors de la colonisation (certains géographes parleront de « mise en valeur ») des plaines de l’ouest américain.
Ainsi le bétail sera protégé des voleurs, des prédateurs, des autres troupeaux, enfermé et la propriété privée matérialisée.
Mais très vite le barbelé va montrer son utilité politique face aux derniers hommes à parcourir ces terres libres : les indiens.
Les indiens… une véritable plaie pour la démocratie américaine si sourcilleuse des droits de ses citoyens et si brutale avec ceux qu’elle a décidé d’exclure.
Aussi après les avoir consciencieusement massacrés, l’État américain va entreprendre leur destruction en tant qu’ethnies. Le Dawes Act « autorise » les « familles indiennes » à posséder 80 hectares de terres, le reste étant loué à des fermiers blancs. Condition impérative : les terres doivent être cultivées et clôturées.
Le barbelé accomplira parfaitement la tâche qu’on lui a assigné. Il fragmentera les territoires indiens, entravera les déplacements, émiettera le mode de vie communautaire des indiens et les placera plus facilement sous la surveillance sourcilleuse des soldats.

Histoire politique du barbelé : La prairie, la tranchée, le camp.

Barbelé et surveillance forment donc un dispositif unique de l’application spatiale du pouvoir. Cette unité est d’autant plus justifiée qu’ils ne sont pas seulement connectés mais imbriqués et inséparables. Si le regard veille sur le barbelé, celui-ci protège l’oeil scrutateur. La surveillance est nécessairement du côté positif de la clôture : on n’imagine pas des miradors à l’intérieur de l’enceinte d’un camp de concentration. On ne peut décider lequel vient avant, du mirador ou du barbelé, car la clôture protège la surveillance qui elle-même protège la clôture.

Plus précisément, la surveillance utilise le délai que lui confère la barrière pour organiser une réponse adéquate, et la barrière, elle, s’appuie sur la vitesse de réaction de la surveillance. L’idée est de provoquer un temps retard dans l’agression du dispositif, en même temps qu’une défense rapide et efficace grâce aux informations fournies par la surveillance. On le voit, dans son fonctionnement, le dispositif barbelé-surveillance est moins spatial que temporel.

Le barbelé semble ainsi démontrer que les problèmes modernes de la gestion politique de l’espace ne peuvent se résoudre qu’à travers un allègement de la marque qui délimite et une intensification de l’action qui repousse. C’en est presque fini des lourdes séparations, elles sont trop évidentes, elles offrent trop de prises à l’attaque. Par un passage progressif du physique de la clôture à l’optique de la surveillance, le contrôle de l’espace se fait discret et interactif. Il inverse le jeu des visibilités ; on pouvait se faire furtif pour attaquer une barrière ostensible, désormais, c’est la limite qui se dérobe aux regards et aux mains de celui qui tente de la franchir, tandis que lui, surpris, reste en pleine lumière, exposé à la réplique.

L’innovation du barbelé est déjà une virtualisation de la délimitation spatiale, parce qu’il privilégie le léger sur l’imposant, la vitesse sur le blocage, la lumière sur l’opacité et le potentiel sur l’actuel. Virtualiser ne signifie pas ici rendre moins réel, mais opérer un transfert des opérateurs du pouvoir matériels et figés vers des opérateurs énergétiques et informationnels dynamiques. Au lieu d’immobiliser une forte quantité d’énergie sous forme de tours et de remparts, le pouvoir moderne tend à constituer des dispositifs mobilisables à volonté qui n’agissent, et donc ne dépensent, que lorsque cela est nécessaire. Cette virtualisation ne signifie pas un contrôle moindre de l’espace. Tout au contraire, l’ allégement de la présence en acte des séparations se fait au bénéfice direct de la capacité d’action du pouvoir, c’est-à-dire de sa puissance.

Olivier Razac** Histoire politique du barbelé : La prairie, la tranchée, le camp, Editions La Fabrique, avril 2000.